Y a-t-il un magistère ordinaire pontifical ? Le cas de la lettre apostolique Ordinatio Sacerdotalis de saint Jean-Paul II en 1994

Sous ce titre un peu longuet c’est OBrother qui s’exprime, invité par le taulier de ce blog. Tout est parti d’une discussion sur Twitter en réaction à la déclaration d’Anne Soupa annonçant sa candidature à l’évêché de Lyon. La discussion s’est branchée très naturellement sur le sujet de l’ordination des femmes. De manière oblique, je commentai en relevant le cas de la lettre apostolique Ordinatio Sacerdotalis de saint Jean-Paul II datée du 22 mai 1994, que l’on tient généralement pour avoir réglé définitivement la question dans l’Église catholique, par une formulation dont les termes sont, en réalité, problématiques. Mais Twitter allait mal se prêter à cet exposé. Je remercie donc le maître de céans de m’avoir invité à rédiger mon propos de manière plus détaillée.

Avant de commencer, deux précisions d’importance :

  • Je m’intéresserai ici non au fond de l’affaire (faut-il ou non ouvrir la prêtrise aux femmes dans l’Église catholique, sur la base d’arguments théologiquement recevables ?) mais à la forme de ce texte, et en particulier d’un de ses paragraphes. Mon opinion sur l’ordination des femmes importe peu ici, ce qui m’intéresse est le statut d’un texte magistériel et les questions qu’il soulève pour la théologie fondamentale (je vais expliquer sous peu ces termes).
  • Aucune avancée fracassante de la théologie dans ces lignes : je vais reprendre ici les termes d’un débat théologique qui a eu lieu dans les années 1990, et que d’autres que moi ont alimenté, repris, traité. Pour qui veut aller plus loin, le livre Histoire et théologie de l’infaillibilité de l’Eglise (2013) de Bernard Sesboüé est un très bon point de départ. Mon analyse du texte qui m’intéresse ici reprend d’ailleurs en partie le traitement que Sesboüé en fait dans un des chapitres de ce livre.

Vous êtes prêt ? Partons donc explorer les méandres du Magistère de l’Église catholique, à la faveur de cette lettre apostolique de 1994… Après avoir brièvement présenté la lettre (1), il nous faudra parcourir quelques définitions et catégories dans ce qu’est le magistère catholique (2). Ensuite nous pourrons voir où se situe le problème (3) et comment différents commentaires autorisés ont tenté d’y apporter une réponse (4). On voudra bien pardonner la longueur de ce post un peu analytique. Le lecteur pressé peut vouloir sauter l’exposé technique de la section (2). Mais tenez bon et gardez courage : tous les chatons mignons des internets vous soutiennent dans votre lecture.

1. La lettre Ordinatio Sacerdotalis

Le 22 mai 1994, le pape Jean-Paul II publie à Rome une lettre apostolique « sur l’ordination sacerdotale exclusivement réservée aux hommes« . Il est de coutume de désigner les documents de l’Église (comme les encycliques publiées par le pape, les constitutions rédigées et votées par un concile, les bulles pontificales, etc) par les premiers mots de leur version latine. Cette lettre entre donc dans l’histoire sous le titre Ordinatio Sacerdotalis.

C’est un texte assez court, réparti en quatre sections de 2 ou 3 brefs paragraphes chacune. Après quelques rappels historiques (la permanence de la Tradition de l’Église dans le sens de l’ordination d’hommes uniquement, les prises de position du pape Paul VI face aux ordinations de femmes dans l’Église anglicane en 1975, l’étude de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sur le sujet en 1976) et des rappels théologiques (fondements scripturaires de l’ordination, dignité et vocation propres de la femme), la section 4 se conclut ainsi :

C’est pourquoi, afin qu’il ne subsiste aucun doute sur une question de grande importance qui concerne la constitution divine elle-même de l’Église, je déclare, en vertu de ma mission de confirmer mes frères (cf. Lc 22,32), que l’Église n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l’Église.

Quelle est la nature de ce document ? C’est une question importante car la forme d’un texte magistériel peut nous renseigner sur le degré d’autorité de ce qu’il contient. Ici, c’est une lettre apostolique, catégorie large d’écrits pontificaux à l’ère moderne et contemporaine, généralement adressés à tout le peuple chrétien, sauf dans ce cas précis où le pape, dans l’adresse de la lettre, dit la destiner à ses « Vénérables Frères dans l’épiscopat ». En effet, le pouvoir de conférer l’ordination appartient aux évêques. Il semble que Jean-Paul II ait publié cette lettre dans une relative urgence, voulant mettre fin à la discussion publique sur le sujet de manière préventive, après avoir eu vent de rumeurs sur l’ordination imminente de femmes dans certains pays d’Europe centrale et de l’est (notamment en Tchéquie), où l’Église sortait un peu désorganisée de décennies de (semi-)clandestinité.

Malgré cette adresse spécifique aux évêques, nous avons avec cette catégorie large de « lettre apostolique » une première indication du contenu du texte : rien de très particulier à en attendre qui toucherait à des domaines cruciaux de la foi, car les véhicules privilégiés de ces affaires, c’est l’encyclique, voire la constitution apostolique. C’est pourquoi on est déjà surpris par la véhémence des termes de la section 4, où les mots « constitution divine », « aucune manière » et « définitivement » indiquent au contraire la gravité du sujet et le poids de ce qui est écrit. Le coeur du problème n’est pas seulement dans cette tension entre le type de texte et son vocabulaire, mais dans le vocabulaire même, au point que ce paragraphe est devenu une crux, une difficulté particulière en théologie fondamentale : la fondamentale est la branche de la théologie qui s’intéresse aux conditions d’exercice de la théologie, tant dans sa méthode (la fondamentale est à ce titre un genre de méta-théologie, ou de théologie de la théologie) que dans ses sources. Le dépôt de la foi se trouvant contenu dans la Révélation (qui est, pour les catholiques tout autant Écriture que Tradition), la théologie fondamentale est particulièrement attentive à la manière dont le dogme (qui exprime la foi) se développe au fil du temps, et donc aux termes et modalités selon lesquels il est défini. Cette formulation de Jean-Paul II est ainsi un objet de choix pour elle.

Il convient maintenant d’éclairer quelques catégories dans le magistère de l’Église. Tout dans cette section n’est pas indispensable, et on peut vouloir aller lire directement le (3).

2. Qu’est-ce que le magistère ?

Le magistère, au sens général est le pouvoir ou la fonction officielle d’enseigner. Dans l’Église, cette faculté est exercée au nom du Christ, et elle jouit de l’assistance du Saint Esprit. Le terme en est venu à désigner aussi bien le sujet exerçant le pouvoir (magistère pontifical, épiscopal, etc) que le contenu de ce qu’il enseigne (le magistère comme objet). Aucun document magistériel (sic) de l’Église ne rassemble de manière synthétique les catégories du magistère, ici exposées, mais on les glane dans différents textes : la Constitution Dogmatique sur l’Église Lumen Gentium de Vatican II, le Code de Droit Canonique de 1983, diverses notes et réponses de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, quelques mentions dans le Catéchisme de l’Église Catholique de 1992… Une des mises au point les plus spectaculaires, sur les différentes catégories de « choses à croire » et la manière dont le magistère s’exprime à leur sujet est venue dans une « Note doctrinale illustrant la formule conclusive de la Professio Fidei« , signée de Joseph Ratzinger et Tarcisio Bertone (tous deux de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi) en 1998, en accompagnement du motu proprio de Jean-Paul II « Ad tuendam fidem sur le devoir d’adhérer aux vérités proposées par le Magistère de l’Église de manière définitive ». Le fait que ce soit dans un document annexe, de faible degré d’autorité, qu’on trouve ces éclaircissements importants exprime combien le magistère est une notion encore en gestation et en développement, à l’image du dogme dont l’expression est conditionnée par l’histoire.

2.1. L’objet du magistère : de quoi parle-t-on ?

Il s’agit d’une gradation dans le contenu du dogme. Procédons par ordre descendant.

Il y a tout d’abord les vérités formellement révélées, contenues formellement dans la Parole de Dieu révélée (à travers l’Écriture et la Tradition). Cela peut être implicite (l’Immaculée Conception, avant sa définition comme dogme, était implicitement aussi bien dans la Tradition que dans l’Écriture) ou explicite (la mort et la résurrection du Christ en rémission des péchés). Quelques exemples de ces vérités formellement révélées : les articles de foi du Credo ; les divers dogmes christologiques et marials ; la doctrine de l’institution des sacrements par le Christ et leur efficacité à conférer la grâce ; la doctrine de la présence réelle et substantielle du Christ dans l’Eucharistie et la nature sacrificielle de la célébration eucharistique ; la fondation de l’Église par la volonté du Christ ; la doctrine sur l’existence du péché originel ; la doctrine sur la grave immoralité du meurtre direct et volontaire d’un être humain innocent.

Ces points sont dits de fide credenda, c’est-à-dire qu’ils doivent être « crus de foi divine et catholique », engageant ainsi la foi surnaturelle (don de Dieu) du croyant dans une adhésion ecclésiale (à l’Église infaillible dans sa confession de foi et dans son enseignement).

Puis viennent les vérités « connexes », qui ajoutent à la foi des éléments liés à la Révélation par contingence historique ou par nécessité logique, sans toutefois être contenus dans la Parole de Dieu. Exemples de faits dogmatiques historiquement contingents : les canonisations (il faut croire qu’un(e)tel(le) est saint(e), mais ce n’est pas contenu dans la Parole de Dieu !), ou la lettre apostolique de Léon XIII Apostolicae curae établissant l’invalidité des ordinations dans l’Église anglicane. Parmi les vérités connexes liées par la logique à l’accomplissement de l’enseignement de l’Église on peut citer l’immortalité de l’âme (c’est un présupposé logique à la Résurrection de la chair : pour qu’il y ait résurrection de la chair (point de fide credenda) malgré sa corruption, il faut un principe de continuité anthropologique de l’identité individuelle, et c’est l’âme immortelle qui en est le support. Mais cela n’est pas contenu dans la Parole de Dieu.)

Ces points sont dits de fide tenenda : il doivent être non pas « crus » mais « tenus ». On sent à cet expression qu’ils n’engagent pas de la même façon le croyant dans son acte de foi. Si la foi « crue » est théologale (elle relie directement à Dieu), la foi « tenue » elle semble plus faible.

Enfin, il y a tout le « profitable », ou l’annexe : c’est tout ce qui éclaire la compréhension de la foi, ou l’illustre par des cas pratiques. Cette catégorie requiert seulement l’exercice de l’intelligence et de la bonne volonté.

Voyons rapidement quelles sont les formes d’assentiment par lesquelles le croyant est engagé dans sa relation avec le magistère.

2.2. L’assentiment au magistère : comment le reçoit-on ?

(Les termes « extraordinaire », « ordinaire » , et « authentique » font l’objet de la section 2.4.)

Le magistère extraordinaire, comme tout ce qui a trait à la foi « à croire », requiert de la part du fidèle une adhésion de la foi théologale, au sens où elle relie à Dieu-même : c’est en fait lui qui agit en nous pour nous donner de croire (c’est l’infaillibilité de l’Église dans son acte de foi). L’enjeu est ici celui de l’obéissance due à Dieu, de la docilité à son Esprit qui meut en nous la foi : c’est une adhésion au mystère de Dieu révélé dans la Parole de Dieu, par le truchement d’un point contenu dans ce dépôt, un point prélevé sur la totalité du dépôt, qui cependant vise bien Dieu lui-même.

Le magistère ordinaire et universel, et aussi ce qui relève de la foi « à tenir » requiert quant à lui la soumission religieuse (généralement due au pape, ou bien au pape avec tous les évêques) de la volonté et de l’intelligence : il s’agit de croire et comprendre (si un doute subsiste, il est conseillé de prier pour que la foi soit acceptée).

Enfin, le magistère simplement authentique appelle l’obéissance religieuse, qui est due le plus souvent à l’évêque : jusqu’à plus ample informé, la parole de son évêque est juste et vraie.

2.3. Les sujets du magistère : qui parle ?

On distingue ici :

  • le magistère pontifical, exercé par le pape seul ;
  • le magistère épiscopal, exercé par chaque évêque seul dans son diocèse ;
  • le magistère universel, exercé par le pape en communion avec le collège des évêques (rassemblés en concile ou non : en 1854, pour définir le dogme de l’Immaculée Conception, les évêques du monde entier furent préalablement consultés par courrier.)

Le terme « magistère suprême » peut, en fonction des cas, faire référence au magistère pontifical ou au magistère universel.

2.4. Les modalités : comment parle-t-on d’un point de foi ?

Il s’agit ici de voir comment le sujet du magistère (celui qui parle) s’exprime à propos de l’objet du magistère (un point de foi). C’est tout à la fois une question de formulation du texte que de matière (foi révélée ou connexe ?). Faisons un petit schéma avant de le commenter :

Différentes modalités de magistère : extraordinaire, ordinaire, authentique.
Différentes modalités du magistère
(Source : OBrother_op)

Le pape peut poser un acte de magistère pontifical extraordinaire engageant son infaillibilité lorsqu’il fait usage d’une formulation ex cathedra dont les conditions ont été définies dans la constitution Pastor Aeternus au concile de Vatican I (1870) en ces termes :

Le pontife romain, lorsqu’il parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine, en matière de foi ou de morale, doit être admise par toute l’Église, jouit par l’assistance divine à lui promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que fût pourvue l’Église, lorsqu’elle définit la doctrine sur la foi ou la morale. Par conséquent, ces définitions du Pontife romain sont irréformables de par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église.

Le magistère ordinaire est exercé de manière quotidienne par les évêques… y compris le pape ? Pas selon les termes de Lumen Gentium, la constitution de Vatican II sur l’Église, qui laisse entendre au n.25 que le magistère pontifical ne connaît que deux modalités, l’authentique et l’extraordinaire ex cathedra :

L’assentiment de la volonté et de l’intelligence est dû, à un titre singulier, au magistère authentique du Souverain Pontife, même lorsque celui-ci ne parle pas ex cathedra, ce qui implique la reconnaissance respectueuse de son suprême magistère.

L’existence d’un magistère pontifical ordinaire est donc débattue. Le risque est en effet que le pape, dans le mode « ordinaire » qui touche à la foi puisse faire usage d’infaillibilité de manière « masquée ». Il semblerait plus simple de considérer que tout ce qui n’est pas ex cathedra soit simplement authentique. Ce point est le noeud du problème avec Ordinatio Sacerdotalis.

Le magistère est dit authentique en général (seul le magistère authentique de l’Église interprète fidèlement le dogme) ou en particulier (le magistère authentique de l’évêque). Ce dernier cas est en fait l’exercice ordinaire du magistère. Mais le terme technique de « magistère ordinaire » désigne normalement toujours non le magistère ordinaire de l’évêque, mais le magistère ordinaire universel (ie. de la totalité du collège épiscopal dispersé mais uni au pape). Les auteurs font souvent la confusion, et les textes de clarification de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi aussi, malheureusement. C’est tout le problème d’une notion en gestation, qui n’a pas encore atteint sa maturité.

Après Dogmator, la forme finale de Magistor est-elle Inquisitor ?
(Source : twinkietoaster sur DeviantArt)

(Oui, en fait le seul prétexte de la section 2, c’était de pouvoir mettre des images et des Pokémons.)

Malgré ce que peut suggérer le tableau, il ne faut pas croire qu’il y ait des correspondances strictes entre sujet, objet, modalité, et véhicule (le type de texte magistériel). Il faut en toute chose faire très attention au sujet traité par le texte, au point qu’il exprime (le fond : est-ce un point de fide credenda, de fide tenenda, ou autre?) et à la formule qui l’exprime (« nous croyons fermement », « nous définissons », « ce point engage tous les fidèles à tenir dans la foi que » ou « à croire que », ou bien des formules plus lâches, par exemple de l’ordre du commentaire ou de l’approfondissement d’un point rappelé et étudié sous un certain aspect.)

Armés de ces distinctions au terme de ce laborieux parcours, nous pouvons revenir au texte qui nous occupe : le n.4 de Ordinatio Sacerdotalis et son pargraphe conclusif.

3. Trop ou trop peu : Ordinatio Sacerdotalis est-il ex cathedra ?

Reprenons donc le paragraphe qui nous occupe ici :

C’est pourquoi, afin qu’il ne subsiste aucun doute sur une question de grande importance qui concerne la constitution divine elle-même de l’Église, je déclare, en vertu de ma mission de confirmer mes frères (cf. Lc 22,32), que l’Église n’a en aucune manière le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale à des femmes et que cette position doit être définitivement tenue par tous les fidèles de l’Église.

L’expression en gras fait immédiatement penser à une locution ex cathedra : en effet, l’invocation de Lc 22,32 (Jésus déclarant à Pierre « Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères. ») est la même que celle utilisée par Vatican I dans la constitution Pastor Aeternus pour justifier l’infaillibilité pontificale. Cela correspond aux éléments de forme requis pour qu’une déclaration papale soit du magistère extraordinaire, comme jugement solennel ex cathedra.

Mais la mention finale que la position dont il est question dans la lettre doit être « tenue définitivement par tous » invite au contraire à la prudence : il ne s’agit pas d’un point devant être « cru » mais d’un point devant être « tenu », ce qui est plus faible et se rapporte aux « vérités connexes » de la Révélation. Cependant, le fait que ce qui est en jeu soit de l’ordre de la « constitution divine de l’Église » (début du paragraphe) semble pointer vers un élément de foi de fide credenda, donc le cœur de la Révélation.

On est en réalité un peu gêné face à cette formulation, car il semble que le texte utilise le marteau-piqueur de l’infaillibilité pour la mouche d’une vérité connexe. L’outil est trop gros pour la tâche… ou bien la tâche est-elle mal définie, et le sujet qui nous occupe serait-il bien de foi « à croire », auquel cas le texte serait à recevoir comme du magistère extraordinaire qui engage donc la foi théologale du croyant et son obéissance à Dieu ?

Mais ce texte n’est pas arrivé tout seul : une note l’accompagnait qui s’en proposait d’en faire l’explication, fort heureusement (ou pas).

4. Des explications embrouillées : la note puis le commentaire et la réponse de la CDF

La lettre apostolique de Jean-Paul II est accompagnée, à sa publication, d’une note explicative rédigée par la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (CDF), dont le Préfet est à l’époque le cardinal Ratzinger. Voici comment est présenté le paragraphe qui nous intéresse :

La doctrine énoncée par le souverain pontife n’est pas une formulation dogmatique nouvelle, mais une doctrine enseignée par le magistère pontifical ordinaire de manière définitive et proposée comme certainement vraie. Elle n’appartient pas aux matières ouvertes à discussion et requiert l’assentiment plénier et inconditionnel des fidèles.

Le terme problématique est évidemment celui de « magistère pontifical ordinaire », catégorie qui n’existe pas vraiment. On sent bien qu’il s’agit de ne pas laisser croire que l’infaillibilité pontificale a été engagée, même si le jugement est définitif. Le cardinal Ratzinger, conscient du problème, et de ce que sa note ne fait que reprendre la tension entre les termes déjà présente dans la lettre du pape, déclare alors très peu de temps après, le 7 juin 1994, en sa qualité de préfet de la CDF ceci :

Cet acte est-il un acte de dogmatisation ? Le pape ne propose aucune nouvelle formule dogmatique, mais confirme une certitude qui a été constamment vécue et affirmée dans l’Église. Techniquement, on devrait dire : il s’agit d’un acte du magistère authentique ordinaire du souverain pontife, donc d’un acte qui n’entend pas définir quelque chose ni d’un texte solennel ex cathedra, même si l’objet de cet acte est la déclaration d’une doctrine enseignée comme définitive et donc non réformable.

Badaboum ! Cette fois-ci, c’est sûr : ce n’est pas du ex cathedra. Et le cardinal parle désormais de « magistère authentique ordinaire » du pape. Il rajoute le terme « authentique », selon la distinction opérée par Lumen Gentium entre l’authentique et l’ex cathedra quand il s’agit du magistère pontifical. C’est donc le signe qu’il a pris conscience du problème de degré d’autorité magistérielle de la lettre initiale du pape quand on le présentait comme seulement ordinaire. Mais il ne peut pas non plus se dédire, donc il garde le « ordinaire » initial, créant ainsi une expression nouvelle sans équivalent ni contenu clair.

Le fait dogmatique concernant l’ordination est qualifié de « pas une nouvelle formule dogmatique » contrairement à ce que le texte du pape pouvait laisser penser. Cependant le cardinal parle d’une « déclaration d’une doctrine (toujours) enseignée, définitive, irréformable », ce qui est un nouveau problème : où dit-on que l’Église a toujours enseigné cela et qu’elle a un jour défini de manière positive, avant Jean-Paul II, l’ordination comme prérogative masculine ? Il faudrait au minimum justifier ce point-là pour admettre ce que dit le cardinal Ratzinger et recevoir la lettre de Jean-Paul II comme simple confirmation d’une position dogmatique constante.

Mais nos problèmes ne s’arrêtent pas là ! En effet, le cardinal Ratzinger utilise dans cette déclaration des termes maximalistes quand il dit « non réformable ». Ce qui est irréformable, c’est ce qui est définitif. Tout ce qui engage l’infaillibilité pontificale est irréformable. Il y a aussi bien sûr de l’irréformable sans infaillibilité : le cas du magistère extraordinaire d’un concile, par exemple. Mais quid dans le cas du magistère pontifical ? L’irréformabilité à une fâcheuse tendance à pointer vers l’infaillibilité pontificale, qui a pourtant été exclue de manière claire. Une interprétation pourrait être que le pape ait voulu s’affranchir de la formulation ex cathedra, car cela aurait été plus remarqué que le fond de son propos : ainsi il faudrait comprendre qu’un même acte magistériel ait été posé comme simplement authentique dans sa modalité, mais irréformable quant au contenu dogmatique. Mais cela au prix d’une grave dissonnance cognitive (quel assentiment serait alors requis ?)

Le cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, vous fait savoir qu’il ne reçoit plus vos questions au sujet de Ordinatio Sacerdotalis.

Les débats se poursuivent entre théologiens en 1994-95, au point qu’une question est posée de manière formelle à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, qui publie ainsi le 28/10/95 une « Réponse à une question sur la doctrine de Ordinatio Sacerdotalis » dont la signature précise que le pape lui-même a approuvé la réponse et sa formulation :

Question : Doit-on considérer comme appartenant au dépôt de la foi la doctrine selon laquelle l’Église n’a pas le pouvoir de conférer l’ordination sacerdotale aux femmes, doctrine qui a été proposée par la Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis, comme à tenir de manière définitive ? Réponse : Oui. Cette doctrine exige un assentiment définitif parce qu’elle est fondée sur la Parole de Dieu écrite, qu’elle a été constamment conservée et mise en pratique dans la Tradition de l’Église depuis l’origine et qu’elle a été proposée infailliblement par le Magistère ordinaire et universel (cf. Concile Vatican II, Constitution dogmatique Lumen gentium, 25, 2). C’est pourquoi, dans les circonstances actuelles, le Souverain Pontife, exerçant son ministère de confirmer ses frères (cf. Lc 22, 32), a exprimé cette même doctrine par une déclaration formelle, affirmant explicitement ce qui doit toujours être tenu, partout et par tous les fidèles, en tant que cela appartient au dépôt de la foi.

On a ici un nouveau glissement : désormais, on invoque la tradition passée, définie comme « magistère ordinaire universel » du corps épiscopal, et c’est ce corpus magistériel qu’on affirme infaillible, et non plus seulement « irréformable sur le fond mais quand même faillible dans la forme ». Le pape dans sa lettre n’a fait que rappeler cette doctrine enseignée infailliblement « depuis toujours ». (C’est la doctrine héritée des premiers temps de l’Église selon laquelle l’infaillibilité de l’Église dans son enseignement (in docendo) est dérivée de son infaillibilité dans la foi (in credendo). L’infaillibilité n’est pas d’abord pontificale, mais c’est celle de l’Église !) C’est donc très fin : dans l’acte de rappel lui-même, le pape n’est pas infaillible car il n’a pas formellement invoqué le jugement solennel ex cathedra, mais puisqu’il rappelle quelque chose d’enseigné infailliblement, sa lettre est du quasi-infaillible : non pas par une prérogative personnelle, mais au titre du magistère ordinaire universel, qui a constamment maintenu cette doctrine de la non-ordination des femmes. Il manque toutefois un élément positif dans l’histoire qui acterait ce « magistère universel ordinaire et infaillible » des évêques au sujet de la « non-ordination » des femmes. J’y reviens après.

Un autre glissement apparaît dans la fin de la réponse, où il est dit que le point de doctrine « appartient au dépôt de la foi ». C’est donc plus fort que la note explicative qui accompagnait initialement la lettre du pape, où l’on disait juste : « c’est un point certainement vrai, requérant l’adhésion des fidèles » et non leur foi. On retrouve encore la tension entre credenda et tenenda qu’on voyait déjà dans la lettre du pape.

Cette tension se retrouve dans la formulation à la toute fin de la réponse, où l’expression « partout, toujours et par tous » fait écho à la célèbre formule de Vincent de Lérins, moine du Ve siècle, qui parle de la foi infaillible de l’Église en disant : « Il faut veiller avec le plus grand soin à tenir pour vrai ce qui a été cru partout, toujours et par tous. » Mais il parle bien de ce qui est « cru » alors que la réponse de la CDF parle de ce qui doit être « tenu », certainement par fidélité au texte de Jean-Paul II qui dit lui aussi que le point exposé doit être « tenu » par tous.

Dans tout cela, il semble de toute façon curieux qu’on confère à des textes ou commentaires de la CDF un droit sur la lettre du pape. Les textes de la CDF sont des actes du magistère authentique de l’Église « par participation », donc de degré d’autorité assez bas. Il est curieux que ce soit via un texte de degré inférieur qu’on confirme, infléchisse, et interprète un texte du magistère suprême… Il faudrait que tout soit corrigé par une déclaration pontificale de niveau équivalent à la lettre de Jean-Paul II. Il semble malheureusement difficilement envisageable qu’un pape corrige un autre pape. Peut-être peut-on admettre que le pape Jean-Paul II, ayant lui-même approuvé cette dernière réponse de la CDF et l’ayant fait savoir, a ainsi lui-même donné la bonne interprétation de sa lettre, de manière certes détournée et finalement un peu faible.

Mais même si c’est le cas, il reste la question du « magistère universel ordinaire et infaillible » des évêques sur la non-ordination des femmes.

Peut-on recevoir Ordinatio Sacerdotalis comme confirmation d’un enseignement pérenne ? La lettre du pape s’appuyait dans ses sections 1 à 3 sur un document antérieur nommé Inter Insignores (datant de 1973) qui faisait le point sur l’état de la Tradition quant à l’ordination des hommes. La partie scripturaire était solide, mais le dossier patristique n’établissait pas clairement que les Pères de l’Église (un des maillons les plus révérés de la Tradition) s’étaient formellement opposés à l’ordination de femmes (peut-être parce que la question ne se posait tout simplement pas pour eux). Le document se bornait finalement à constater la pérennité de la Tradition en ce sens sans pouvoir justifier d’une seule décision formelle du magistère pour interdire l’ordination des femmes ou en déclarer l’impossibilité. On ne trouve en fait pas, dans l’histoire de l’Église, de consensus formellement exprimé par les évêques sur cette question, mais seulement la permanence d’une tradition et d’une pratique sans qu’aucun acte magistériel ne soit venu répondre à la question de l’ordination des femmes (or le Magistère agit essentiellement face à des situations nouvelles.) Le statut de la lettre apostolique comme confirmation d’un enseignement constant semble donc un peu ardu à défendre, même si la pratique a été, elle, indéniablement constante.

Par chance, le magistère ordinaire universel des évêques, qu’invoque cette dernière réponse de la CDF, a été bien défini ailleurs, au n.25 de Lumen Gentium :

Quoique les évêques, pris un à un, ne jouissent pas de la prérogative de l’infaillibilité, cependant, lorsque, même dispersés à travers le monde, mais gardant entre eux et avec le successeur de Pierre le lien de la communion, ils s’accordent pour enseigner authentiquement qu’une doctrine concernant la foi et les moeurs s’impose de manière absolue, alors, c’est la doctrine du Christ qu’infailliblement ils expriment.

Pour pouvoir invoquer le magistère ordinaire universel des évêques, il faudrait donc une consultation et un texte commun à l’épiscopat universel. Un tel document fait défaut, que ce soit dans la tradition antique ou à l’ère moderne. On pourra argüer que le temps faisait défaut à Jean-Paul II, qui devait agir vite. Il reste que la réponse de la CDF n’est pas satisfaisante sur ce point, alors qu’elle s’appuie dessus dans sa démonstration.

En forme de conclusion

De nombreux théologiens ont mal reçu l’inflation dogmatique qui accompagne la lettre apostolique Ordinatio Sacerdotalis, dont ils estiment, pour beaucoup, qu’elle se fait sans consensus manifeste ni des évêques, ni des fidèles, et dans un manque de clarté tel que le pape a confisqué un discernement qui devait être universel, réalisé par le collège épiscopal, et a ainsi confondu en sa personne les deux modes d’exercice de l’infaillibilité (pontificale et de l’Église in docendo). D’autres théologiens, rejetant l’analyse de la CDF, qui ne saurait s’élever au-delà de la lettre du pape (et s’en tenant donc à une lecture de la lettre comme non-infaillible, ne ressortissant pas au magistère extraordinaire) estiment que la lettre Ordinatio Sacerdotalis a créé un nouveau magistère, dit « magistère pontifical ordinaire », mais dont le rapport à la prérogative d’infaillibilité manque encore de clarté.

Il me semble que la forme de la déclaration de Jean-Paul II et les commentaires contradictoires quoiqu’autorisés rendent tout l’édifice magistériel sur ce point désormais chancelant et ont pour conséquence d’amoindrir la force du fait dogmatique, en laissant béante une faille, précisément à l’inverse de l’objectif initialement affiché, qui était de « bétonner » le sujet. Si la doctrine de l’Église sur cette question doit un jour évoluer, c’est sans doute par cet interstice du statut magistériel peu clair d’Ordinatio Sacerdotalis qu’un changement pourrait s’introduire.

Vous avez eu le courage de me lire jusque là ! Vous avez donc gagné non pas un mais deux chatons mignons des internets.